Le revenu d’existence par création monétaire : un outil facilitant le changement de cap.

Revenu d'existence
Eric DACHEUX (Université Clermont Auvergne) et Daniel GOUJON (Université Jean Monnet)
Dernier ouvrage paru : Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme, ERES, 2020.
 
Pour faire face à la crise économique profonde qui se dessine les pays de l’union européenne à l’image de ce qui se fait aux États Unis préparent des plans de relance massif. Ces plans aux sommes vertigineuses posent en creux le lien existant entre distribution des revenus et création monétaire. En effet, pour changer de cap, l’Europe doit répondre à un double défi : changer radicalement notre rapport à la monnaie et assurer à tous un droit de vivre dans la dignité. Dans cette perspective la question du revenu d’existence par création monétaire constitue un élément original de réponse.
 
Le revenu d’existence peut devenir, après la paix en Europe, une nouvelle utopie mobilisatrice pour l’Union Européenne. Encore faut-il, à l’image de notre proposition de Revenu d’Existence par CREation monétaire (RECRE), accompagner cette nouvelle façon de distribuer le revenu d’une révolution démocratique et d’une révolution économique.
 
Une révolution démocratique : rompre avec la démocratie libérale
La crise sanitaire actuelle nous le rappelle durement : les questions économiques, sont des questions politiques. Comme l’a montré tristement l’imbroglio sur les masques, les questions « que produire » et « en quelles quantité » ?  Pour qui  ? Comment ? relèvent bien d’un débat démocratique et non d’un simple choix technico-économique. Cependant, le problème est que la démocratie libérale est, comme l’indiquait Habermas, à bout de souffle[1]. Les élites dirigeantes prisonnières de lobbies ne sont plus en phase avec une opinion publique qui se sent exclue des choix. Dès lors, la critique légitime d’un système représentatif professionnalisé autocentré devient le terreau fertile où s’enracinent les populistes nationalistes. L’inefficacité du système politique, rendu encore plus criante par la pandémie, alimente une défiance vis-à-vis de la démocratie et rend l’autoritarisme d’autant plus acceptable que l’urgence sanitaire et climatique impose des choix radicaux contraignants. Pour éviter d’être bloqué entre, d’un côté, une impuissance politique liée à la soumission au marché et, de l’autre, un dictat sanitaro-environnemental, il est nécessaire de rompre avec la démocratie libérale. C’est le cas de la démocratie radicale prônée par J. Dewey. En effet, la démocratie, pour cet auteur, ne se réduit pas aux libertés négatives garanties par les droits de l’homme, elle est la liberté de faire individuellement et collectivement ses propres expériences. « Si on me demande ce que j’entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu’elle est cette libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec l’environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses telles qu’elles sont. La connaissance des choses telles qu’elles sont est la seule base solide de la communication et du partage ; toute autre communication signifie la sujétion de certaines personnes à l’opinion d’autres personnes » (Dewey, 1997, p. 5). Ainsi, la démocratie radicale est un effort continu vers l’émancipation de chacun par la contribution de tous. C’est en délibérant collectivement que les citoyens constituent, ce que Dewey appelle un public (les personnes qui se sentent concernées) chargé résoudre les problèmes rencontrés. Cette démocratie radicale délibérative est particulièrement bien adaptée aux choix des évolutions sociétales imposées par la crise sanitaire et écologique que nous vivons. Comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes, on ne peut pas adopter des mesures de sauvegarde de la planète sans associer, au préalable, les citoyens à la décision publique : ce qui se fait sans les citoyens se fait contre eux. Cela vaut aussi pour la crise actuelle, où le confinement a été imposé d’en haut en jouant sur l’urgence et la peur et non suite à un large débat transversal impliquant l’ensemble des composantes de la société. On demande de la soumission, non un consentement éclairé, ce qui risque, à terme, de nuire au respect du confinement et constitue un affaiblissement certain de la démocratie.

Une révolution économique : une régulation démocratique de la monnaie
A partir du moment où l’on accepte l’idée que la rareté n’est pas naturelle et où les principales décisions économiques doivent être prises par les citoyens, on débouche sur une la révolution économique. L’économie n’est pas, comme cela est présenté trop souvent, l’ensemble des activités d’échanges régulé par la loi de l’offre et de la demande. C’est la sphère des échanges monétaires, c’est-à-dire des activités de production monétisées qui donnent lieu à la distribution de revenus monétaires permettant à la fois la répartition du produit et son écoulement dans la dépense. La monnaie n’est donc pas neutre mais joue un rôle central. Dans l’actuel régime productiviste, la monnaie est au service de la croissance et de l’accumulation du capital ; dans un régime post-productiviste, la monnaie doit être mise au service de l’intérêt général et de l’écosystème. C’est ce que nous appelons la monnaie délibérée, la monnaie de la démocratie radicale. Une monnaie plurielle contrôlée par les citoyens qui décident de sa limitation, de son affectation et, par là-même, ce qu’elle contribue ou pas à valoriser économiquement (Dacheux, Goujon, 2016). Dans ce cadre de gestion démocratisée de la monnaie, la distribution de revenus n’est plus automatiquement connectée à la production. Cela permet à la fois de s’affranchir de la centralité du travail et de verser à toute personne un revenu d’existence primaire. Ce revenu, obtenu par création monétaire, n’est pas lié à la fiscalité mais dépend du choix des citoyens. La justification de ce revenu d’existence n’est pas prioritairement économique (rationaliser les prestations sociales ou libéraliser le marché du travail), ou social (lutter contre les inégalités, financer le bénévolat) mais politique rendre effectifs les droits de l’homme (égale dignité de vivre) et favoriser la démocratie radicale en permettant la liberté radicale (celle du choix de vie). On le voit, un tel revenu distributif s’éloigne profondément des projet actuels post crise ou le  revenu universel est pensé comme une manière d’atténuer les effets de la crise économique dévastatrice qui s’annonce. Ce revenu, qui n’a d’ailleurs rien d’universel puisqu’il est destiné aux travailleurs victimes de la crise, est appelé à jouer un rôle de « flexi-sécurité ». Il n’est donc pas une rupture culturelle mais la prolongation de l’existant : rationaliser l’État social en rassemblant toutes les prestations dans un versement monétaire unique mis au service de la flexibilité salariale et de la compétitivité économique. Il s’agit de garder le même modèle mais de le rendre plus résiliant aux attaques virales qui le déstabilisent. Notre proposition rompt, quant à elle, totalement avec cet ancien modèle.

Le RECRE : une transition vers une société solidaire, démocratique et écologique.
Tel que nous le concevons RECRE (Revenu d’Existence par CREation monétaire), est le versement mensuel, individuel et inconditionnel d’un revenu permettant de vivre dans la dignité en dehors de toute obligation productive. Cette création monétaire ne repose donc pas sur une dette et la création d’une production, mais sur une valeur commune liant la société : le droit pour tous de vivre dans la dignité. La contrepartie de cette création monétaire, c’est la société dans son ensemble qui, au nom de la dignité humaine, s’oblige à offrir à chaque habitant du territoire la possibilité d’échapper à la pauvreté tout en garantissant une liberté réelle : celle de participer au non à la production collective. Ce surcroît de monnaie qui consiste à créditer chaque mois le compte courant de tous les habitants d’un territoire est bien un revenu primaire qui donne un droit sur la production globale. Il ne s’agit donc pas d’une redistribution dépendante des prélèvements publics sur la production privée et publique, mais d’un droit de tirage délimité démocratiquement lors de procédures délibératives. RECRE est ainsi un outil radical au service de la démocratie radicale. 
C’est aussi un levier facilitant la transition écologique. Tout d’abord c’est une rupture radicale avec l’imaginaire productiviste qui emprisonne nos sociétés dans les contraintes du marché. Plus pragmatiquement, RECRE permet à tous ceux qui se sentent proches de la décroissance d’assumer leur choix sans pour autant sombrer dans la pauvreté. De plus, une telle allocation est parfaitement compatible avec des dispositifs incitatifs à la participation écologique comme le revenu contributif proposé par B. Stiegler ou le revenu de transition écologique développé par S. Swaton. Par ailleurs, RECRE peut contribuer à la relocalisation de l’économie en étant, pour partie, versé en monnaies locales. Enfin, le revenu proposé permet de rompre avec la logique court termiste engendrée par l’insécurité économique et la précarité au travail. Il permet de se projeter dans le futur et met fin à l’opposition entre les actions permettant d’assurer la fin du mois et celle permettant de lutter contre la fin du monde. 
RECRE une utopie totalement irréaliste ? Oui dans le cadre de pensée monétariste dominant d’avant la crise. Non depuis la décision de la banque centrale européenne de créer des milliards d’Euro pour atténuer la récession. Non surtout, face à l’obligation d’aller au-delà de la politique bancaire de quantitative-easing en pratiquant un quantitative-easing for the people qui consiste à distribuer de la monnaie, crée ex-nihilo, aux acteurs économiques que sont les ménages et les entreprises. Cette pratique, appelée « hélicoptère monétaire » par Milton Friedman, peut être mise en place de façon classique sous forme d’aides temporaires aux victimes ou alors s’inscrire dans un projet de réforme sociétale comme RECRE. 
Pour sauver le projet européen fragilisé encore un peu plus par l’épreuve du COVID-19, il convient de rompre avec la théorie de petits pas chère à Jean Monnet. Face à l’urgence sanitaire et écologique, la tiédeur théorique renforce l’impuissance académique. Pour construire « les jours heureux » du monde d’après, nous devons tous, chercheurs compris, cesser d’être les spectateurs rationnels et modérés d’un monde qui court à sa perte. Seul un large débat osant ouvrir l’espace des possibles est susceptible de redonner à l’Union Européenne son ambition émancipatrice. Le monde d’après n’est pas la restauration du monde d’avant. Il s’invente et se libère par la délibération. 
 
Dacheux E., Goujon D. (2016), Pas de transition sans une nouvelle approche de la monnaie : pour une monnaie délibérée, The conversation, 24 mai.
Dewey J. (2011), La formation des valeurs, Paris, La Découverte.
Dewey J. (1997), « La démocratie créatrice : la tâche qui nous attend », Horizons philosophiques, vol 5, N°2 (1939).
Graeber D. (2001), Toward an Anthropological Theory of Value, New York, Palgrave.
Habermas J. (2000), Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard.
Perrin J. (2010), « Remettre la valeur au cœur des débats en sciences économiques », texte en ligne sur le site de PEKEA, consulté le 31 juillet.
Polanyi K. (2007), « Le sophisme économiciste », Mauss, N°29.

Swaton S. (2018), Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF.
Stiegler B. (2016), Le revenu contributif et le revenu universel, multitudes, N°63.
 

[1] En 2000, J. Habermas, dans un ouvrage où il évoquait l’Union Européenne, écrivait : « Dans un système ébranlé par ses pratiques néolibérales, le processus de prise de décision politique est coupé de son terreau. Les élections démocratiques ne servent que de trompe-l’œil pour masquer la domination des élites qui tournent en vase clos. » (Habermas, 2000, p. 4).