Ce titre est la dernière phrase du livre de François Ruffin : « Mal travail – Le choix des élites ». Il résume bien l’essentiel du message de deux autres livres récemment parus : celui de Laurent Berger : Du mépris à la colère – Essai sur la France au travail et celui de Paul Magnette : L’autre moitié du monde – Essai sur le sens et la valeur du travail.
F.Ruffin est député de la Somme, Laurent Berger était secrétaire général de la CFDT de 2012 jusqu’au mois de juin 2023, Paul Magnette est professeur de théorie politique et président du Parti socialiste belge. La parution coup sur coup de ces trois livres sur le travail doit attirer notre attention. Le titre de cet article est une tentative de réponse à cette phrase de Jean-Jaurès « La Révolution a fait du Français un roi dans la cité et l’a laissé serf dans l’entreprise ».
Le travail, écrit Laurent Berger, représente un enjeu démocratique fondamental. Et « à l’inverse le chômage, la précarité, le mépris, les bas salaires créent du ressentiment – une tendance sur laquelle l’extrême droite progresse allégrement » [1].
Le titre du livre de Paul Magnette L’autre moitié du monde vient d’une citation du Pantagruel de François Rabelais : « …il est bien vrai ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit ». Ce qui est sans doute notre cas en tant que lecteur de la lettre de l’ECCAP. Nous qui avons applaudi les premiers de corvée lors de l’épidémie du Covid sans connaître le plus souvent leurs véritables conditions de travail. D’où l’intérêt de lire ces trois livres qui nous parlent des conditions de travail.
L.Berger secrétaire général, allait chaque semaine à la rencontre des salariés d’une entreprise pour discuter, écouter. Et ce qu’il entendait d’abord c’était la fierté du travail réalisé quelle que soit sa diversité. Mais souvent s’exprimait l’absence de reconnaissance des compétences et du désir de bien faire son boulot. L.Berger écrit : Dans le débat public, le travail est un « sujet extraordinairement mal traité ». Pourtant comme le souligne Paul Magnette, qui cite souvent dans son livre la philosophe Simone Weil : « On a toujours besoin pour soi-même de signes extérieurs de sa propre valeur ».
Le livre de François Ruffin abonde de rencontres avec des travailleurs qui relatent leurs expériences. Citons le cas de Valérie, trente ans de caisse chez Continent devenu Carrefour qui dit : « ça peut vous paraître bizarre, mais mon métier de caissière, je l’aimais bien. ». Mais l’obligation de s’en tenir avec le client à SBAM, c’est-à-dire : « Sourire- bonjour-au revoir-merci » ; ou avoir entendu un jour le chef dire à un client : « C’est terminé, les caissières ne parlent plus à personne » l’a fait craquer, perdre l’envie.
Un mal français
Cinquante et un pour cent des salariés en France ont le sentiment de pouvoir influencer les décisions importantes de l’entreprise qui les concernent contre 85% dans les pays scandinaves[2]. « Sur le travail, dans toutes les enquêtes européennes, la France est distancée par les voisins qui lui ressemblent, au profil social et économique proche »[3]. Pour ne prendre qu’un exemple parmi bien d’autres : en France il y a 4,5 accidents mortels au travail pour 100.000 salariés par an, c’est-à-dire que parmi une vingtaine d’autres pays, seules la Lituanie, Malte et la Lettonie ont de plus mauvais résultats que nous. La sociologue Marie-Jeanne Dujarier propose un néologisme : les « planneurs » pour qualifier ces concepteurs de dispositifs qui précisent règles et process qui s’imposent aux exécutants sans avoir eux-mêmes expérimentés. Et l’article d’Alternatives Économiques Enquête sur le management à la française le caractérise comme « autoritaire, technocratique, vertical ». Alors que chez tous les salariés, « on entend désormais la même aspiration à la reconnaissance, à l’autonomie, au respect, la même volonté de pouvoir s’exprimer sur son travail, d’être écouté »[4].
[1] « Que sait-on du travail ? » rassemble 37 contributions de 60 chercheurs. Bruno Palier, qui a rédigé l’introduction, a été auditionné et a déclaré : « « Le ressentiment privé, dans l’entreprise, lorsqu’on s’y trouve maltraité, méprisé, rejaillit en ressentiment public, où l’on subit des dirigeants le même mépris. C’est manifestement un ressort, sinon un moteur du vote RN. »
[2] Voir Alternatives économiques, février 2024, page 29.
[3] Livre de F.Ruffin, p.40.
[4] Livre de Laurent Berger, p.25.