Du lycée aux quartiers, regards de jeunes sur leur ville
Comment impliquer les jeunes marseillais dans la fabrication de leur ville ? Comment les premiers concernés par de multiples politiques publiques ne sont pas objet d’étude mais bien acteurs de leur devenir. C’est le pari d’une équipe d’enseignants en géographie de l’Université et du lycée qui s’est concrétisé dans une recherche-action au long cours : GRAPHITE comme « Géographie prospective des territoires urbains ». C’est une démarche participative d’urbanisme de proximité et de formation construite au sein d’Aix Marseille Université, du LPED (Laboratoire Population Environnement Développement) en lien avec la Région et le Rectorat(1), et pilotée par Elisabeth Dorier, professeure d’université en géographie. Suite à cette expérience depuis 2015, auprès de 2000 jeunes de 14-17 ans, élèves de 19 lycées, de tous quartiers et milieux sociaux de la région Sud, un rapport d’étude intitulé « Les jeunes et la ville » et une série d’outils ont été produits et mis en ligne en 2021 sur le site ressource du projet, un espace de Communs d’une connaissance à partager.(2)
Ce vendredi 3 juin 2022 au matin, au sein de l’amphithéâtre de sciences naturelles à la faculté Saint Charles, près d’une soixantaine de lycéens de seconde et de première du Lycée Diderot présentent leur projet d’amélioration des espaces urbains de leur quartier, au nord de Marseille. Cette restitution est une première reconnaissance d’un travail mené au sein du lycée et en lien avec des acteurs du territoire et des habitants. C’est le regard d’une génération tout comme des regards singuliers sur leur propre quartier.
Ce sont 15 projets qui sont présentés à partir de leur analyse et de leur choix : autour de l’aménagement des parcs comme Font Obscure le Petit séminaire ou l’Espérance dans le 14ème , du marché aux puces avec des projets autour de la création d’un centre pour SDF ou un marché pour les Biffins sur des terrains aujourd’hui libres mais en intégrant dans leur réflexion la nécessité d’une mixité d’usages au cœur du futur projet d’éco-quartier de Bouygues. La dimension critique n’est jamais loin de leur proposition, que ce soit avec un projet de requalification de la copropriété du Mail ou de la prise en compte des enjeux environnementaux du Carrefour Le Merlan ou bien la reconstruction de la Cité Bassens en y intégrant des équipements publics croisés et des liens plus structurants avec la zone industrielle qui l’entoure.
Une géographie qui s’ancre dans la relation aux territoires
Le projet a pris aujourd’hui un nouvel élan avec le partenariat entre La ManuFabrik et le LPED (AMU). L’enjeu est de consolider un double ancrage entre acteurs des établissements du secondaire (enseignants et élèves) et acteurs des quartiers alentour (centre social, associations sportives et culturelles, collectifs d’habitants, conseils citoyens ou tables de quartier…). Il s’agit d’établir des passerelles entre Université/établissements scolaires/institutions et acteurs des territoires pour contribuer à la fabrique de la ville. Comment les jeunes, dans leur diversité, pratiquent-ils et appréhendent-ils leurs territoires urbains et comment leur vision et leur approche se confrontent avec d’autres, habitants, acteurs associatifs, commerçants ou entrepreneurs ?
Pour y répondre, il s’agit pour les élèves de « faire » activement de la géographie et de mener une analyse territoriale en produisant eux-mêmes des connaissances et en apprenant à les transmettre. Cela permet d’aborder notions et compétences des programmes de géographie et d’enseignement moral et civique des collèges et lycées, en s’appuyant sur des protocoles méthodologiques, inspirés de la géographie universitaire et de l’urbanisme.
Un processus long et bien rythmé
Durant plusieurs mois, ils se sont investis dans le temps scolaire, en cours de géographie et d’enseignement moral et civique. En utilisant une application dédiée, ils ont cartographié leurs lieux d’habitat et d’habitudes puis les ont partagés en classe. Ce premier temps collectif de « débriefing » est révélateur des singularités comme des communs du groupe. Le rapport aux usages des espaces publics peut être différent en fonction du genre notamment, du rapport aux réseaux et aux trafics, des heures de passage, du choix de telle ligne de bus, autant de discussions intéressantes en classe afin d’analyser la réalité de leurs ressentis, comme la diversité de leurs besoins et réactions. Une confirmation de plus, qu’il n’existe pas une jeunesse mais bien des jeunesses.
Ensuite, à partir de leurs usages, ils se sont mis en groupe pour choisir un projet d’amélioration d’un espace public et ont mené un diagnostic sur le terrain, pris des photos, interrogé des habitants et contribué à l’organisation d’un parcours permettant à toute la classe de découvrir et ce, en lien avec des associations intervenantes dans ces quartiers.
Ces deux journées de parcours, les 24 et 31 mai, ont été l’occasion de rencontres passionnantes. Les échanges entre les propositions des élèves et les réactions de certains habitants ont été vifs pour certains et riches d’interaction à chaque fois. Quelque fois avec l’émotion de partager son quotidien, un bout de son histoire, notamment à Félix Pyat quand le président de l’association des locataires présente la lutte contre la destruction de la Tour B ou des habitants de Bassens évoquent la grande solidarité des habitants de la Cité.
Enfin, ces parcours ont permis à ces groupes de mieux préparer leur rendu. Tous les savoirs, ainsi reconnus ont pu circuler pour nourrir une analyse plus complexe des propositions notamment quand l’idée d’un city stade doit se concevoir en questionnant les nuisances que pourraient subir certains habitants. Est-ce possible alors de concilier les points de vue, de mettre en dialogue ces polarités ; faire société commence par faire quartier.
Le travail de préparation de la restitution leur permet enfin de travailler la forme de leur rendu et de réfléchir tout autant à la forme de leur proposition : du son, des images, des textes, un diaporama classique ou sonore, des dessins avec des calques pour « montrer à voir » par des images les futurs usages ? Enfin, une présentation qui leur permettra de s’exprimer à l’oral et de défendre devant leurs collègues et des personnalités extérieures leurs propositions.
Un soutien des Cités éducatives
Ce projet a été mené dans le cadre d’un nouveau dispositif appelé « Les Cités éducatives » et notamment celle de Malpassé-Corot(3). Cela nous a paru une évidence tant les objectifs sont proches et les ressources complémentaires.
Cette nouvelle dimension du projet permettra de mobiliser l’ensemble des parties prenantes (institutions locales, bailleurs sociaux, éducation nationale, acteurs socio-culturels, entreprises…) et d’arriver à une mise en œuvre concrète de certains projets initiés en classe par des élèves du lycée. L’objectif est à terme de faire des liens entre ces projets portés par les jeunes et des espaces de contribution citoyenne comme les Tables de quartier(4) et les Conseils citoyens.
En effet, du stade de l’idée en classe, le chemin vers sa réalisation implique une connaissance des politiques publiques notamment de la politique de la ville et ni les élèves, ni leurs professeurs, ne sont au fait de la complexité de ces politiques mobilisant de nombreux acteurs institutionnels et associatifs.
Un dialogue des savoirs qui transforme autant les habitants que la ville ?
En ce sens ce projet est, avant tout, un processus de dialogue des savoirs permettant un apprentissage des conditions d’une fabrique de la ville. L’année prochaine, nous mobiliserons, au-delà de la géographie qui reste centrale au travers du programme porté par les enseignants, des regards d’architecte, d’urbaniste, de sociologue ou d’anthropologue, et ce, au côté de regards d’autres professionnels issus des centres sociaux et leurs partenaires (CAF, Ville et Département), des bailleurs sociaux et enfin, des collectifs d’habitants qui restent nos cibles privilégiées. En effet, cette dynamique autour de l’expression des lycéens a vocation à nourrir et à documenter des actions portées par des collectifs d’habitants qui tentent de s’organiser afin de coconstruire les politiques publiques qui les concernent.
Cette démarche s’accompagnera d’un processus de capitalisation afin de rendre visible l’ensemble des dynamiques d’apprentissage. Ce projet ne vise pas uniquement un seul « public » mais bien tous les usagers de la ville, les habitants et les habitués de ces quartiers. Ainsi la Fabrique de la ville peut se consolider avec la participation de ces jeunes, peu présents dans les « instances » plus classiques de participation. Articuler ces démarches devient alors une nécessité.
Pierre-Alain Cardona
[1] Dans le cadre d’AAP Les fabriques de la Connaissances