Jean-Benoît Zimmermann, économiste, Directeur de Recherche au CNRS, a toujours développé dans sa pratique une approche ouverte et interdisciplinaire en sciences sociales.
Il a consacré une grande part de ses efforts de recherche aux territoires, à la proximité et aux réseaux sociaux et a cherché naturellement à nourrir ses analyses des approches développées par les géographes, les sociologues, mais aussi les politistes, les juristes…
Dans la thématique des communs il a été un des tous premiers économistes français à étudier le logiciel libre. Il a ensuite travaillé sur les Creative Commons et la musique, sur les médicaments antipaludéens, le rôle des contributions volontaires dans le fonctionnement des associations et les communs sociaux.
A l’heure de la mondialisation économique et financière qui s’est inexorablement affirmée et renforcée au cours des dernières décennies, le devenir des territoires et des citoyens qui les habitent se trouve de plus en plus dépendant de contingences qui leur échappent. Le modèle de l’État-Providence lui-même peine à remplir ses fonctions tant l’État, aspiré dans la spirale néo-libérale, se trouve incapable d’assumer pleinement ses fonctions.
En réponse à cet effondrement on assiste à une multiplication des initiatives de solidarité et de mutualisation de ressources qui manifestent une volonté d’un nombre croissant de citoyens, de reprendre en main leur destin. Le concept de commun, comme troisième voie, hors de la dualité État / marché, permet d’analyser ce phénomène et d’envisager son devenir.
Un commun, c’est un mode d’action collective autour d’une ressource partagée, pour la gérer efficacement au bénéfice de chacun et la préserver contre la dégradation ou une appropriation abusive.
Le monde réel donne à voir de plus en plus de signes que l’action collective peut, sous certaines conditions, dépasser les barrières des opportunismes individuels, que les structures sociales peuvent permettre la mise en place de mécanismes de coordination à travers lesquels l’efficacité collective sera assurée, renvoyant en retour un meilleur niveau de satisfaction individuelle.
Les illustrations qui fourmillent dans de nombreux domaines, aussi bien dans l’histoire récente que dans celle plus ancienne (des prés communaux des Midlands à l’atmosphère industrielle des districts marshalliens …), montrent que l’intérêt commun peut prendre le pas sur les intérêts particuliers pour, au final, permettre une gestion collective au bénéfice de chacun.
La tragédie des communs ?
Pourtant, dans la littérature, le débat a été relancé à la fin des années 60, par la publication dans la revue Science du fameux article de Garret Hardin sur « la tragédie des communs » dans lequel il décrit les comportements de prédation et de sur-exploitation qui résultent du libre-accès à une ressource naturelle, conduisant à sa dégradation, voire à sa disparition. Face à ce dilemme, les droits de propriété et la régulation par le marché apparaissent comme la solution proposée par l’économie standard. C’est la justification du principe des enclosures qui a marqué la naissance du capitalisme dans les Midlands et qui s’étend aujourd’hui dans un contexte où la connaissance est au cœur de l’innovation et de la croissance économique.
Or les travaux empiriques que Elinor Ostrom a pu mener, dans les années 80 et 90 principalement, montrent que, sous certaines conditions, la gestion de ressources naturelles dans le contexte de groupes de taille limitée peut conduire à l’efficacité et la bonne gestion de la ressource, dans l’intérêt durable du groupe et de ses membres. La viabilité de ces communs dépend alors de la mise en place de formes adaptées de gouvernance qui assurent l’existence de mécanismes efficaces de coordination et leur respect par chacun des membres. Elle entraîne des formes d’asymétrie qui
traduisent les rôles différenciés des membres du groupe dans leurs droits et responsabilités à l’égard de ce commun. Elle conduit aussi à une remise en cause d’une vision intégrée de la propriété qui situe les biens communs comme une alternative au dualisme entre biens publics et biens privés et leur gestion comme une alternative au dualisme Etat vs marché.
Le renforcement de la logique propriétaire
Évidemment la recrudescence contemporaine de ce mode d’action collective ne se déroule pas dans un contexte pacifié. Bien au contraire, la logique propriétaire qui se revendique comme une réponse à la supposée tragédie de communs, cherche clairement à étendre son emprise, à la fois en termes de champs d’application et d’étendue géographique.
C’est l’instauration de mécanismes de marché dans le domaine de l’environnement avec la délivrance de permis à polluer échangeables et de la taxe carbone. C’est aussi la privatisation d’un certain nombre de services publics, motivée par le poids de la dette publique, dans un mouvement de retrait de l’État sur ses prérogatives régaliennes. C’est encore le retrait de l’État d’un certain nombre d’entreprises et la vente de pans entiers du patrimoine public au plan immobilier et des infrastructures, comme les ports ou les aéroports. Ce sont les directives de dérégulation imposées par le Commission Européenne, le FMI et la Banque Mondiale. C’est aussi l’innovation organisationnelle et financière que constituent les partenariats publics-privés.
C’est encore et de manière essentielle, à l’ère de l’économie de la connaissance, l’extension du champ de la propriété intellectuelle (notamment l’évolution vers une brevetabilité du logiciel et du vivant), le durcissement des régimes de protection et l’exigence de sa reconnaissance à l’échelle mondiale (accords ADPIC).
La propriété comme faisceau de droits
Ces offensives sur tous les fronts et sous toutes les frontières de la logique propriétaire ont renforcé, a contrario, le camp de ceux qui pensent qu’un régime de propriété intellectuelle trop contraignant bride la dynamique de l’innovation et les fondements de la concurrence au profit de firmes au fort pouvoir monopolistique. Au-delà de la seule résistance au mouvement propriétaire et à ses manifestations notamment dans le champ des brevets, les opposants au durcissement ont inventé de multiples façons de contredire la prophétie de la tragédie des communs et de prouver que de nouvelles formes de communs pouvaient, sous des conditions appropriées, montrer une efficacité économique et sociale supérieure à celle escomptée du renforcement de la propriété.
Le phénomène des communs se construit donc en opposition avec l’idée que la propriété ne pourrait n’être que privée et exclusive. Elinor Ostrom reprend une conception de la propriété comme faisceau de droits distribués, développée par les juristes réalistes et penseurs progressistes américains de la fin du XIXème et début du XXème siècle.
A l’opposé de la propriété privée exclusive, l’approche de la propriété comme faisceau de droits permet le fonctionnement d’un commun sur la base d’une répartition non-uniforme d’un ensemble de droits au sein d’une communauté. Cette distribution permet de spécifier le rôle et la place de chacun des commoners. Leurs droits, attribués dans le cadre d’un but commun de bénéfice de la ressource, restent indissociables de règles qui les régissent et les assortissent de devoirs en vue de sa préservation.
Autrement dit, cette conception de la propriété comme faisceau de droits est inséparable de l’existence d’une gouvernance autogérée qui en assure la définition, la mise en place et l’évolution.
Une variété de communs autour d’une même notion
Si les travaux d’Elinor Ostrom ont principalement porté sur des communs fonciers ou naturels, il a vite été clair toutefois qu’ils partageaient des fondements analogues avec une variété d’autres phénomènes fondés eux aussi sur le partage et la collaboration. Logiciel libre, Wikipedia, jardins partagés, magasins solidaires… toutes ces initiatives parfois locales, voire micro-locales, parfois globales, ouvertes sur le monde entier, donnent toutes le sentiment d’avoir quelque chose à voir avec les communs.
Bien sûr la mode qui s’est fait jour autour de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie collaborative, va bien au-delà et englobe des modes de production ou de consommation qui ne peuvent pas être rattachés à la notion de commun. Il faut faire en particulier attention à distinguer parmi ceux-ci des modèles qui sont en quelque sorte des formes de prédation de production collective en vue de la réalisation de profits privés considérables, telles qu’on en retrouve sur le Web 2.0.
En repartant des principes constitutifs de la notion de commun, nous pouvons discuter de ses possibles élargissements mais aussi de leurs limites, afin de mieux nous y retrouver dans le foisonnement des initiatives collaboratives qui se sont fait jour. Il est alors possible de construire une classification analytique des différents types de communs qui nous permette de rapprocher celles de ces initiatives qui partagent les mêmes fondements et de mieux comprendre les conditions de leur développement ainsi que de leur ancrage dans l’économie et, plus largement, dans la société.
Cette classification s’organise en six grandes catégories : communs fonciers ou naturels, communs de la connaissance, communs culturels, communs territoriaux, communs sociaux et communs urbains. Certes les frontières entre ces catégories ne sont pas strictes ; certains communs pourraient participer de l’un ou de l’autre type ou être à cheval sur plusieurs catégories. Ainsi la frontière entre communs de la connaissance et communs culturels est sujette à discussion. Quant au thème des communs urbains, fréquemment mobilisé depuis les années 2010, il recouvre certains communs qui sont de l’ordre des communs sociaux et d’autres des communs territoriaux. Mais certaines initiatives lui sont propres et s’intègrent à l’ensemble des actions collectives qui ont pour objet le vivre ensemble dans la cité. Enfin il existe des catégories pertinentes de communs qui sont transversales à notre classification. C’est le cas des communs numériques qui se définissent moins par leur finalité que par les technologies numériques sur lesquelles ils reposent.
Vers une République des communs ?
Reste la question fondamentale de savoir dans quelle mesure les communs peuvent « faire société », peuvent constituer la base d’un changement ou d’une évolution profonde de nos sociétés sur le plan économique, social, juridique et politique. Dans quelle mesure leur multiplication amorce-t-elle une mutation profonde susceptible de se substituer à un capitalisme en bout de course ? Ou constitue-t-elle une forme de renouvellement, de régénérescence de ce capitalisme dont elle parvient à pallier les imperfections et les défaillances du marché tout comme de l’action publique ?
Se pose tout d’abord la question des relations entre intérêt général et intérêt commun. Dans quelle mesure l’action collective portée par un groupe d’individus reste-t-elle compatible avec la poursuite de l’intérêt général ? Quand cette action vise à pallier les limites ou les défaillances de l’État-Providence, n’y a-t-il pas un risque de fractionnement de l’intérêt général et de la cohésion sociale ?
La pérennité des communs nécessite dans bien des cas une évolution du contexte juridique qui leur permette de ne pas se trouver en situation d’enfreindre la loi, mais qui leur ouvre aussi la possibilité de se déployer à l’abri d’une législation favorable, fondée sur des arguments d’ordre plus large, dans une visée de l’intérêt général.
Que les communs soient un moteur de changement et de renouveau en profondeur de nos sociétés en ce début de XXIème siècle, cela ne fait aucun doute. Il peut paraître prématuré d’annoncer le passage à une nouvelle société post-capitaliste, fondée sur le partage et l’action collective. Penser une transition vers une société du commun interroge sur les principes mêmes de l’intérêt général et ne peut se concevoir sans un débat démocratique qui ait pour objectif de définir les conditions et limites institutionnelles d’exercice et de développement des communs.
A défaut de basculement radical, la multiplication des communs de toute nature et leur implication dans des réseaux susceptibles de mailler nos sociétés toutes entières constitue l’émergence d’un contre-pouvoir citoyen susceptible de contrebalancer les excès d’un capitalisme mondial débridé et de poser les bases d’une nouvelle démocratie.