Les réseaux sociaux contribuent à l’érosion des liens sociaux.

Numérique
Nous sommes en train de changer de civilisation. Les causes en sont multiples, mais les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. Pourtant, cette idée simple n’est pas souvent évoquée dans les débats que nous avons entre nous, malgré une abondante et convaincante littérature qui le démontre. [1] Cela s’explique probablement par le fait que les plus jeunes ont pratiqué ces réseaux dès leur enfance, et voient comme naturel d’y consacrer plusieurs heures par jour. C’est pour eux quelque chose de quasiment naturel, comme une évidence, aussi incontournable que de se vêtir, se loger et se nourrir, qu’il n’y a donc pas lieu de remettre en cause, ou même d’analyser.  Les plus âgés, à l’inverse, peinent à remettre en cause leurs visions du monde, construites à une époque où ces réseaux  n’existaient pas. La pesanteur habituelle du confort intellectuel les amène à considérer cela comme un épiphénomène, sans grande portée, ne remettant pas en cause leurs analyses fondamentales.
Pourtant, de multiples façons, les réseaux sociaux ont une large part dans l’érosion du lien social que nous pouvons constater.
 
Les réseaux se sont multipliés à partir de ce que l’on a qualifié de « web 2.0 », c’est-à-dire la possibilité pour les internautes d’être sur la toile en position d’acteurs, et non plus seulement de spectateurs d’auditeurs ou de lecteurs, vers la fin des années 90 du siècle dernier. Aujourd’hui, dans le monde, plus de quatre milliards d’individus y sont branchés, à raison de 2h25 par personne et par jour en moyenne. La France compte 61 millions d’internautes, passant en ligne 5 heures 34 par jour, dont 1 heure 46 sur les réseaux sociaux proprement dit. 95% de la population de plus de 13 ans les fréquentent. Bref, les français, en ont fait leur principale activité de loisirs, en y consacrant 15% de ce temps. En comparaison, le temps passé aux activités hors écran dans le domaine culturel est très faible (2 pour le cinéma, moins de 1% pour le théâtre) [2]. Cette emprise est évidemment encore plus forte sur les plus jeunes, l’addiction – par ailleurs volontairement produite par les GAFAM, au moyen de leurs algorithmes –  étant devenue une pathologie courante. 
Le développement des réseaux sociaux s’inscrivait à l’origine dans l’utopie des pionniers de la Silicon Valley, qui elle-même dérivait de la contre-culture américaine des années 1960.  On y affirmait la possibilité, par la magie de la communication, d’abolir les hiérarchies en promouvant « l’horizontalité », de créer des communautés virtuelles dans lesquelles la liberté totale d’expression déboucherait sur la convivialité et l’épanouissement de chacun.  Cela permettrait d’abolir les frontières spatiales, temporelles et sociales entre les hommes. Cette nouvelle modalité d’échanges permettrait l’avènement du « Peace and love » et l’aboutissement de la démocratie, les ordinateurs étant les  outils de cette victoire de la contre-culture. C’est – en passant – toujours l’idéologie qui anime aujourd’hui Elon Musk dans sa prise de contrôle de tweeter.
 
Certes, il faut porter à l’actif des réseaux des avantages pratiques (forums sur l’usage des produits, sur la résolution de problèmes matériels, sur les voyages, etc.), mais aussi des réussites culturelles, en tête desquelles il y a wikipedia, mais aussi la mine d’informations culturelles et de vidéos pédagogiques  que l’on trouve sur youtube. Le crowdfunding permet de financer des projets intéressants et généreux. On peut même aller jusqu’à admettre que des formes de solidarité nouvelles apparaissent, que des relations de proximité sont régénérées, (entre voisins par exemple), que le maintien de contacts avec des proches (affectivement) géographiquement éloignés est facilité, et surtout qu’ils permettent de  pallier l’isolement de certaines personnes (notamment de personnes âgées).
Il faut aussi noter le pouvoir de mobilisation des réseaux, du « printemps arabe » en 2011, à l’Iran aujourd’hui. De ce point de vue, ils sont des instruments au service du progrès social et de la démocratie, et des outils précieux de résistance aux pouvoirs rétrogrades. Il faut reconnaître enfin que #Me Too – dont on pourrait par ailleurs discuter des excès – a débouché sur des avancées se traduisant dans la loi. [3]
 
Pourtant, il faut bien se rendre compte que leur bilan global est négatif, pour ne pas dire désastreux.
 
On peut y voir la « dernière ruse du capitalisme ». Les données fournies par les internautes sont vendues aux agences publicitaires qui peuvent ainsi cibler leurs messages ; cela finance 80% du chiffre d’affaires de Google et 95% de celui de Facebook, siphonnant ainsi les recettes publicitaires des médias traditionnels (la presse notamment) et remettant en cause leur modèle économique. Les sites marchands s’insinuent dans les réseaux, y diffusent des liens, des fiches de produits, des prescriptions de consommation sans que les membres du réseau en soient conscients. Beaucoup de jeunes sont exploités par les firmes, comme « influenceurs », éblouis par l’illusion de l’enrichissement auquel n’accède qu’une infime minorité d’entre eux.
 
Les dégâts occasionnés par les réseaux sont considérables. D’abord, sur le plan personnel, ils ont un impact négatif sur la santé (attesté par de nombreuses études) : troubles du sommeil, déclins cognitifs, troubles de l’attention, anxiété). Ces effets sont d’ailleurs assumés par les responsables, qui mettent délibérément en danger la santé mentale des jeunes pour gagner de l’argent, tout en feignant par d’autres dispositifs de les aider à s’en sortir.
Les réseaux incitent à l’exhibition de soi, à la recherche de la viralité, pour y trouver des marques de reconnaissance et tenter de s’y construire une notoriété. 
 
Le lien social y est reconfiguré, pour ne pas dire désintégré. L’amitié y est caricaturée (avoir des centaines d’amis sur Facebook n’a aucun sens), et les relations entre pairs s’y substituent en grande partie à la sociabilité familiale traditionnelle. Ainsi se pratiquent d’autres modalités de la construction de l’identité, convergentes avec l’hyper-individualisme qui s’impose aujourd’hui. 
Les relations qui s’y construisent se déconstruisent aussi vite, car le grand avantage, pour les pratiquants, de ce type de lien est de pouvoir se dénouer très facilement, sans confrontation, sans explication, sans drames… la déliaison y devient plus caractéristique  que la liaison. En un mot les réseaux séparent bien plus efficacement qu’ils n’unissent.
Les « liens forts » (l’amour, l’amitié, la fraternité militante…) s’y trouvent ravalés au niveau des « liens faibles » (ceux qui par exemple se nouent dans une salle de sport, un club de vacances, ou une réunion professionnelle).
 
Une des dimensions les plus graves de ces réseaux est le ravage des normes et des comportements sexuels d’un très grand nombre d’adolescents, ainsi qu’en atteste un rapport récent du Sénat[4]. Une pression s’exerce, notamment sur les jeunes filles pour qu’elles adoptent des pratiques dégradantes (comme le trio fellation-sodomie-éjaculation faciale).  Elles y subissent ni plus ni moins qu’une nouvelle forme de domination masculine.  Pour le coup, on se trouve aux antipodes des valeurs défendues par les féministes (y compris les « radicales »), et par le réseau #metoo. De graves dégâts psychologiques – jusqu’au suicide – peuvent résulter de chantages comme les sextings ou les « nudes » (divulgations de photos de parties intimes). 
Les codes amoureux sont revisités (pour ne pas dire « dévastés »). Les abréviations dans les messages, les smileys, et les photos dispensant de l’effort d’inventivité du discours de séduction. Eva Illouz examine Tinder comme la matrice de cette sexualité nouvelle. Elle l’analyse comme le moyen de réduire l’amour au « just fuck », sans temps « perdu » à se faire la cour, sans gestion affective des conséquences de la relation sexuelle  [5]
 
La culture – si l’on ose dire – qui prévaut sur les réseaux est affligeante. La haine de la culture (savante) y est davantage pratiquée. Les croyances et autres fake-news balayent la recherche de vérité. L’émotion l’emporte sur la raison. La culture du partage (le « peer to peer ») dégénère en culture du piratage. On y reproduit en masse, on y produit rarement ; les pastiches, sampling, remixages customisations, tunings y font office de création. Les « hackers » montrent la voie aux autres.
L’humour – obligé – pratiqué est le « lol » (laughing out loud), ou le « lulz » , à savoir des formes de moqueries méchantes, une esthétique de l’absurde, du cocasse et du grotesque qui par ailleurs a quelque chose à voir avec certaines publicités, ou même certaines pratiques de l’art contemporain. Pour résumer, disons que cette « culture » est le parti-pris pour la bêtise, qui s’y déploie sous de multiples formes.
 
Il serait trop long d’exposer encore les conséquences des réseaux sur l’information (ou la désinformation) qui compromet gravement la construction de l’esprit civique. Ils sont en fait la matrice du ressentiment, de la violence et de la haine dont on commence à voir les effets sur la société globale, et notamment sur la vie politique. L’aptitude au dialogue, à savoir au respect d’une opinion opposée à la sienne, laisse la place au rejet global de toute personne la défendant. C’est la « cancel culture », celle de l’effacement, du rejet de l’autre, de la négation  de son existence. 
 
Au–delà de l’indispensable régulation (lois contre la cyber-haine, comme la loi Avia en France, ou des dispositifs européens comme le Digital Market Act et le Digital Services Act ), il faudra un bouleversement profond de l’ordre capitaliste et néolibéral pour que les réseaux sociaux soient mis au service de l’intérêt collectif.
 
Maurice Merchier
Professeur honoraire en sciences sociales, en classes préparatoires
 
[1] Par exemple :Bruno Patino La civilisation du poisson rouge, le livre de poche 2020, et tempête dans le bocal Grasset 2022,  David Chavalarias , Toxic Data Comment les réseaux manipulent nos opinions, Flammarion.2022, Daniel Cohen  Homo numericus, la civilisation qui vient Albin Michel (31 août 2022)
[2] étude Hobby One, réalisée par Vertigo Research en décembre 2021, auprès d’un échantillon de 14.000 personnes âgées de 11 ans et plus.
[3] La loi Schiappa du 3 août 2018 crée une nouvelle contravention, pour outrage sexiste. Celle du 28 décembre 2019, « visant à agir contre les violences au sein de la famille. Celle du 30 juillet 2020, « visant à protéger les victimes de violences conjugales » ; en août 2021, une nouvelle loi a élargi la définition du harcèlement sexuel dans le code du travail
[4] Rapport au Sénat du 27 sept. 2O22 intitulé « Porno : l’enfer du décor » de quatre sénatrices, membres de l’Union du Centre, Les Républicains, du Parti Socialiste et du Parti Communiste.
[5] Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2020, 411 p., traduit de l’anglais par Sophie Renaut, ISBN : 978-2-02-143034-9.