Le terme Anthropocène – théorisé et popularisé au début des années 2000 par le prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen – a été proposé pour désigner l’époque dans laquelle l’action des hommes a commencé à provoquer des changements biogéophysiques à l’échelle planétaire. Le début de l’anthropocène correspondrait à la révolution industrielle du XIXe siècle. Les différents problèmes et enjeux auxquels les humains de la planète Terre doivent désormais faire face : changements climatiques, perte de biodiversité, accélération de l’érosion et de l’artificialisation des sols, la croissance démographiques, les montées des inégalités sont trop souvent présentés d’une manière séparée. C’est le mérite des cartographies l’Atlas de l’Anthropocène publié, par les Presses de Sciences Po, de montrer les co-évolutions des phénomènes, et des boucles d’interaction.
Pour les auteurs de l’Atlas de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique pose un défi considérable à la philosophie politique et aux théories politiques dominantes qui tendent « à considérer le monde humain comme une entité distincte de la Terre ; l’un régi par les lois des sciences sociales, l’autre par celles des sciences naturelles ». L’anthropocène nous dit que cette distinction n’est plus valide. Il nous faut donc « inventer de nouveaux paradigmes si nous voulons comprendre l’état actuel du monde : littéralement, il nous faut concevoir une géo-politique, où la Terre soit pensée comme un sujet de politiques et non plus comme un objet – ou comme la simple toile de fond des affaires humaines »1.
Pour mieux appréhender les multiples changements que les humains ont provoqués sur la Terre et sur eux-mêmes, le philosophe camerounais Achille Mbembe nous invite, dans son livre « La communauté terrestre »2, à appréhender la Terre dans son unité comme un corps organique, mais aussi social et politique qui accueille la vie, toutes les vies, humaines et autres qu’humaines. A partir de ses réflexions sur le concept d’anthropo-technocène, son principal apport est de nous aider, à comprendre comment la biosphère et la technosphère sont désormais inséparables. Et « pour rendre compte de cette inséparabilité, nous avons besoin d’une conception élargie de la vie, de la communauté et du soin qui intégrerait non seulement les évènements typiquement écologiques, mais aussi les phénomènes technologiques. Cela suppose que soient réconciliés deux grandes familles de pensée, celle de la critique écologique et celle de la critique de la technologie et des objets »3.
L’une des caractéristiques majeures de l’ère anthropo-technocène est la proximité radicale entre les êtres, les personnes et les objets. Pour nous faire découvrir cette proximité Achille Mbembe s’inspire des travaux de l’ethnologue et historien Leroi-Gourhan, du philosophe des techniques Gilbert Simondon mais aussi, et surtout, il a recours aux pensées animistes africaines qui servent de soubassement à son approche du vivant.
Pour Achille Mbembe, « prendre l’Afrique comme point de départ d’une enquête concernant les devenirs de la Terre et de la technique présente de nombreux avantages. L’Afrique est en effet l’une des régions du monde où auront émergé une théorie du vivant, une théorie de la parole et une théorie de l’ontogénèse dont nous n’avons pas assez exploité les potentialités »4.
Dans les savoirs ancestraux africains, « l’humanité ne se pense pas en propriétaire et maîtresse régnant sur la Terre. Il n’existe pas de hiérarchie entre les différentes formes de vie puisque toute forme de vie, ainsi que le montre en particulier les contes, est supposée être dépositaire d’une intelligence spécifique ». Dans le pensée africaine, l’histoire ne se déroule pas sur un mode linéaire allant du plus simple au plus complexe. « Ce qui compte le plus ce sont les réseaux de relations que tissent les actants ; l’association des réseaux se fait selon des codes destinés à produire vibration et résonance ». Et plus fondamentalement, « les grands ressorts de la vie sont insondables et incalculables et inappropriables ; et il y a une part de mystère dans le vivant »5. Au cœur de cette « écologie générale » où l’humain entre en communauté avec l’ensemble du vivant, « les deux activités, à savoir le façonnage des artefacts et la production des symboles et des images ont toujours procédé d’une seule et même chair, la chair du langage. Images et symboles d’un côté, outils et instruments de l’autre ont en commun d’être des ustensiles de la vie »6.
Animé de la pensée africaine, l’auteur de la Communauté Terrestre nous invite à penser le technologique « non seulement comme une assemblée d’objets, outils, machines et instruments, mais aussi comme une institution et un imaginaire qui s’étendent jusque dans les périphéries les plus invisibles du monde »7. Et de préciser : « En l’objet technique l’humain délègue une part de son humanité. Investi d’une part de l’humanité de l’humain, l’objet se transforme en un être à part entière ; il est désormais investi d’intention, il est animé. Bien que l’humain lui ait prêté une part de sa propre individualité d’être vivant, l’objet n’acquiert pas moins une existence autonome »8. Si par l’innovation technologique les objets techniques se transforment en êtres à part entière, l’innovation a aussi un potentiel de transformation des humains en autre chose que ce qu’ils étaient auparavant.
Désormais la technosphère est devenue une dimension structurante de la biosphère. « Si, hier, une grande partie de la rencontre de l’humain et de la matière s’est jouée autour de la main, du feu et de sa domestication, aujourd’hui, le projet de libération vis-à- vis du milieu naturel se joue autour du computationnel ». Aujourd’hui la logique informatique et algorithmique conditionne la manière dont nous percevons le monde. Le computationnel9 ou l’explosion du numérique « est en passe de devenir notre nouvel appareil physiologique, la pièce maitresse du nouvel assemblage général que sont la Terre et le vivant »10. Comme il n’existe pas d’un côté un monde de symboles et du langage et, de l’autre un monde des activités techniques, l’humain d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir par exemple avec celui de la préhistoire ou de l’âge des Lumières ; notamment la faculté de symbolisation n’est plus la propriété exclusive du cerveau humain.
Et Mbembe de nous avertir que dans l’ère de l’anthropo-technosphère « nous sommes à un moment du dédoublement aussi bien des humains que des objets, voire des mondes. Aux cerveaux naturels sont en train de se superposer des cerveaux de plus en plus artificiels, une mémoire individuelle et sociale de plus en plus extériorisée.»11 A travers ces doubles, c’est le « fantôme d’un langage pur » qui plane sur la Terre, une langue adossée au principe de la raison, de la pensée calculante, transformée en pure information entrainant l’éradication de la parole et du sens12.
Pour réaliser l’utopie de « la communauté terrestre » à la l’époque de l’anthropo-technocène, Mbembe nous avertit qu’il nous faudra surmonter deux paradoxes :
- « La technologie en tant qu’expression des forces du devenir est de plus en plus coupée de l’interrogation politique concernant le sens du devenir (..). Portée en particulier par la quête du profit, la raison instrumentale s’est émancipée de tout jugement »13. Le technologique devra donc, avec l’écologique, devenir le terrain privilégié des nouvelles luttes politiques
- « La technologie tend désormais à absorber toute seule les attributs de la pensée religieuse, de la raison magique ou animiste et de l’activité esthétique ». Habiter le monde, s’est transformé en « s’investir de manière ininterrompue dans la matière, les formes et les objets (..) L’humain contemporain vit dans une relative connaturalité avec la technologie ». Et l’insatiable besoin de fables et de mythes a été pris en charge non plus par la parole mais par la technologie. « L’histoire de la parole se clôt peut-être sous nos yeux, voilà l’évènement historial par excellence ». Voilà ce que risque de devenir l’anthropo-technocène.
*Jacques Perrin est Directeur de recherche Honoraire du CNRS en sciences économiques.
1 François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’anthropocène, Presses de Sciences Po, 2021, p.11
2 Achille Mbembe, La communauté terrestre, La Découverte, 2023
3 Achille Mbembe, « Réinventer la démocratie à partir du vivant », propos recueillis par Séverine Kodjo-Granvaux, Le Monde, 05 mars 2023
4 Achille Mbembe, op. cit., p.39
5 Cette vision du monde vivant est étonnement proche de celle proposée par le biologiste Marc-André Selosse dans son ouvrage « Jamais seul, ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations » Actes Sud, 2017
6 Achille Mbembe, op. cit., p.43
7 Achille Mbembe,, op. cit., p.31
8 Achille Mbembe, op. cit., p.32
9 « Ce terme sert généralement à désigner un système technique dont la fonction consiste à capturer, extraire et traiter de manière automatique un ensemble de données qui doivent être identifiées, sélectionnées, triées, classées, recombinées, codées et activées. Pour fonctionner, il nécessite des emprises spatiales toujours plus plus vastes, toujours plus d’électricité, de nouveaux câblages sous-marins, de fibres optiques, des centres de données » Achille Mbembe, op. cit. p.130
10 Achille Mbembe, op. cit.p.73
11 Achille Mbembe,, Le Monde, 05 mars 2023
12 Achille Mbembe, op. cit., p.37
13 Achille Mbembe, op. cit., p.33