Heureux comme la laïcité en France

Laïcité
Dans l’état actuel de la vie politique française, «Laïcité» est un mot éminemment piégé, parce que son sens premier est souvent détourné en des interprétations contradictoires, tantôt tolérantes comme à l’«Observatoire de la laïcité», tantôt nettement belliqueuses vis à vis des religions, entre autres chez certaines obédiences maçonniques ou groupuscules extrémistes de droite ou de gauche. 
La laïcité, telle qu’elle a été conçue par la «Loi de séparation de l’Église et de l’État» de 1905, est fondée sur le principe d’une autonomie réciproque de l’État, comme institution politique, et de la société religieuse. La neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses» exclut, et heureusement, l’existence d’une «religion d’État » imposée à tous les sujets ou citoyens, comme sous l’Ancien Régime. Il a fallu attendre 1787 pour que les protestants obtiennent un état civil, donc une «existence» légale, et 1791 pour que les Juifs deviennent des citoyens.
Il ne faut pas confondre laïcité et sécularisation. Dans le cas de la laïcité proprement dite : les institutions d’État ne sont soumises à aucune contrainte de nature religieuse. En contrepartie, la religion demeure hors des ingérences de l’État. La sécularisation [= «rendre au siècle»] a consisté d’abord, sous la Révolution, à faire passer les biens d’Église dans le domaine public et gérés par l’État. Elle désigne ensuite la suppression de l’influence des institutions religieuses dans les fonctions civiques qu’elles assumaient depuis longtemps par «subsidiarité» à des époques où l’État n’en était pas capable : l’hospitalité (des malades et des pauvres), l’enseignement (dont celui des filles), champs devenus quasi réservés à la «charité» de l’Église. Au delà du droit, la sécularisation peut toucher aussi les mentalités, revenant à un abandon progressif, plus ou moins complet, voulu ou de fait, des préoccupations d’un au-delà et du salut.

Un peu d’histoire

La notion de laïcité actuelle, issue de la loi de 1905, a germé à travers une histoire longue, complexe et le plus souvent polémique. Elle n’avait pu éclore ni dans l’Antiquité romaine, quand l’empereur est non seulement en charge du domaine politique et éventuellement militaire, mais divinisé, ni au début du Moyen-âge, où l’État et l’Église ont, tour à tour, cherché à imposer leur pouvoir sur toute la société. À partir du XVe siècle, avec l’organisation d’un État moderne, le pouvoir royal dénie régulièrement à l’Église — dont l’autorité morale pèse encore sur toute la vie d’une société gardant une foi vive — le droit d’intervenir dans le domaine politique. Au delà des conflits, le roi est «sacré», et ne se gène pas pour intervenir dans la vie ecclésiale, contrôlant, par exemple, les relations entretenues avec le pape. La religion du pays est celle du roi.
L’Édit de Nantes d’Henri IV (1598), mettant fin à 36 années de Guerres de religion,  a représenté un tournant dans l’émergence d’une certaine liberté de conscience et un début d’autonomie de l’État vis à vis du pouvoir religieux. Il permit une attitude nouvelle vis à vis de la religion minoritaire qu’était le protestantisme. Malheureusement, Louis XIV l’a abrogé en 1685.
La laïcité ne peut advenir qu’avec un minimum de tolérance puisqu’elle exclut la domination d’une religion particulière. La tolérance a, elle aussi, une histoire difficile, dépendant souvent d’une conjoncture politique (comme les «paix», sans effets durables, conclues pendant les Guerres de religion) et non d’une obligation morale, car ceux qui pensent détenir la Vérité se sentent comme un devoir de l’imposer. Ce fut longtemps le cas de l’Église romaine en France. Et, dans d’autres pays, pour d’autres Églises. De fait, la tolérance et corrélativement une laïcité bien conçue ne sont possibles que si intervient un abaissement du pouvoir d’une Église dominante, et celui-ci ne peut être atteint que si le sentiment religieux faiblit dans la population. 
Le tournant, en France, est pris avec la Révolution de 1789, fruit des Lumières, qui en ont préparé les bases intellectuelles. Elle n’est pas d’abord anti-religieuse (Robespierre fait même guillotiner des gens pour «athéisme»). Elle s’attaque aux privilèges ecclésiastiques, parfois au profit — surement involontaire — d’un plus grand évangélisme (telle la fin du régime bénéficial qui transférait une partie des biens de l’Église, «destinés au service des pauvres», au «patrimoine» de grandes familles). Mais la «Constitution civile du clergé» (1790) brise les structures institutionnelles de l’Église de France en transformant, entre autres, évêques et curés en fonctionnaires élus et payés par l’État, et en calquant les circonscriptions ecclésiastiques sur celles de l’État. La vente des biens ecclésiastiques, devenus «biens nationaux», ôtait à l’Église les moyens des fonctions qu’elle avait subsidiairement assumées sous l’Ancien Régime.
Au début du XIXe siècle : le Concordat de 1801, aboutissant à une main-mise de Napoléon sur l’Église de France, et la Restauration monarchique, qui a tenté de rétablir une religion d’État, dans laquelle la dite Église s’est compromise, marquent un retour en arrière.

L’avènement de la laïcité

La «séparation» s’est faite en deux temps, d’abord entre l’Église et l’école devenue laïque, gratuite et obligatoire (série de lois entre 1880 et 1886) ; ensuite, séparation politique des Églises et de l’État proprement dite (en 1905). 
Fin XIXe siècle, l’atmosphère n’est pas favorable à l’Église bastion monarchiste. Hostile à toutes réformes libérales, elle s’était compromise dans une mauvaise cause pendant l’Affaire Dreyfus alors en cours. En outre, Rome mettait du temps à découvrir les “Droits de l’homme” qui lui semblaient mettre en question les «droits de Dieu» (Cf. les 80 propositions du Syllabus de Pie IX, en1864, condamnant «les principales erreurs de notre temps», dont la 55e porte sur la séparation de l’Église et de l’État). Une évolution a été rendue possible par le «Ralliement» prôné par Léon XIII en 1892. Ce pape, préoccupé par les questions sociales, avait publié en 1891 l’encyclique Rerum novarum, préoccupée par le sort des ouvriers victimes de la révolution industrielle. Réaliste sur le plan politique, le pape constate que la République s’est établie durablement en France depuis 1870, et plutôt que de s’entêter à refuser ce nouveau régime, il invite les catholiques à participer activement à la vie politique du pays pour défendre leurs valeurs.
La loi séparant définitivement l’Eglise de l’État a donné lieu à des débats houleux à la chambre des députés, où le «Bloc des gauches» fortement anticlérical remporte les élections de 1902 (366 voix contre 220 à la droite), dans un climat très tendu dans une partie du pays. Émile Combes, président radical du Conseil des ministres, avait déjà mené une politique anticléricale par une série de lois de 1901 et 1904 sur le droit des associations, interdisant de nombreuses congrégations religieuses et l’enseignement qu’elles prodiguaient : 2500 établissements d’enseignement privés ont été fermés. Mais Combes a perdu sa majorité, en particulier à cause de l’«affaire des Fiches» (1900-1904) révélant que des notes secrètes, portant sur les attitudes politiques et confessionnelles des cadres militaires, étaient dressées par des loges maçonniques. 
La loi, votée le 9 décembre 1905, a pu être adoptée grâce aux qualités de négociateur d’Aristide Briand, son rapporteur, et de l’ouverture du socialiste Jean Jaurès. Elle correspondait à un compromis entre l’Eglise catholique, qui condamnait le principe de la séparation, et le projet initial de Combes, appuyé par une Franc-maçonnerie très anticléricale elle-même, qui visait à empêcher l’Eglise catholique de fonctionner selon ses propres règles et d’intervenir dans la vie politique. Elle a réussi à sauvegarder la liberté de chaque partie et de sortir d’une crise profonde. 

Elle comportait 44 articles. Son apport le plus important tient dans les premiers :

Article 1er: «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seuls restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public».
Article 2: «La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. […]» [Exceptées les aumôneries d’hôpitaux, de l’armée, des prisons, et le clergé d’Alsace-Moselle, qui n’était plus française depuis 1871].
L’article 3 va déclencher des troubles : «Dès la promulgation de la présente loi, il sera procédé par les agents de l’administration des domaines à l’inventaire descriptif et estimatif : 1°. Des biens mobiliers et immobiliers desdits établissements ; 2°. Des biens de l’État, des départements et des communes dont les mêmes établissements ont la jouissance».
Quoique les articles 12 et 13, aient prévu de rendre ces biens à l’exercice du culte., l’État propriétaire en assumant les charges et entretien, cette disposition a été ressentie par beaucoup comme une spoliation renouvelant celle de 1789. Elle violait l’engagement pris avec le Saint-Siège, confirmé par le Concordat de 1801. Il y eut une résistance violente dans certains départements : en Bretagne, dans les Pyrénées (avec des barricades dans les églises, des ours devant les portails) etc. 
L’apaisement survint peu à peu. Profitant de la relative unanimité patriotique manifestée pendant la guerre de 14-18, une paix religieuse a été rétablie en France. Aujourd’hui, si un certain anti-catholicisme subsiste parfois chez les acteurs les plus intransigeants de la laïcité. et se manifeste par les petites agressions «laïcistes» (refus des crèches dans les lieux publics, calendrier sécularisé etc.), la majorité du pays a admis et reconnait la valeur pacificatrice de la loi de 1905. L’Église y a gagné, en sus, d’être libérée de la charge financière des bâtiments du culte. 
Principal bénéfice de la laïcité : permettre à des religions différentes et aux non-croyants de vivre dans une sécurité, dont beaucoup de pays à religion dominatrice sont privés. Mais la loi ne pouvait régler les problèmes qui se sont posés après sa promulgation, en particulier par la présence croissante de l’Islam. Ses fidèles étaient peu nombreux en 1900 où le chiffre incertain de 30.000 personnes est avancé. La venue de troupes maghrébines, pendant la Première Guerre mondiale, suivi d’un appel à des travailleurs pour rebâtir le pays, puis un même mécanisme reproduit avec la Seconde G.M. ont accru le nombre de musulmans, français ou étrangers, avant l’explosion de l’immigration depuis la fin du XXe siècle, favorisée par l’arrêt du Conseil d’État de 1978 sur le «regroupement familial»). Leur nombre actuel est difficile à préciser puisque les statistiques «religieuses» sont interdites. Mais les «musulmans», français ou étrangers, pratiquants ou non, intégrés ou non, sont estimés selon les milieux officiels ou certains partis politiques ou religieux entre 5 et 10 millions, soit une proportion de 7,5 à 15 % de la population. Or la loi de 1905 ne les «concerne» pas. Pourtant des problèmes concrets non anticipées se sont révélés : construction de lieux de culte, recrutement, formation et paiement d’imams trop souvent dépendants de pays étrangers, poids d’une culture ressentie par beaucoup comme hétérogène dans la vie de la Nation etc.
Le débat sur la laïcité a rebondi parce que les questions spécifiques posées par l’Islam ne peuvent être traitées dans le cadre de la loi. Il est rendu d’autant plus délicat que, si les religions chrétiennes ou le judaïsme disposaient d’institutions légales servant d’interlocuteur «naturel», l’Islam n’a pas encore de représentants totalement légitimés parce que leur désignation est compliquée par la multiplicité et l’hétérogénéité de groupes parfois opposés. En outre, le terme «musulman» peut désigner aussi bien un citoyen français croyant et pratiquant dans l’intimité, une personne issue de l’immigration d’un pays musulman, pas forcément croyante, voire athée, les «islamistes» etc. La notion de laïcité reste inconcevable pour les derniers, le religieux ne pouvant être séparé du politique, et ils tendent à ne reconnaître comme loi légitime que la charia, réclamant incessamment des adaptations, parfois inacceptables, des lois de la République.
Les gouvernements successifs ont tenté de trouver des solutions. Aucune ne s’est définitivement imposée jusqu’ici.